Qu’est-ce qu’une bonne traduction ?

traduire, c'est transmettre une idée

Pour les traducteurs professionnels que nous sommes, nous qui faisons notre gagne-pain de la traduction, une double exigence nous tiraille sans cesse, entre la qualité — la « bonne » traduction — et la quantité de mots traduits. Cet équilibre précaire, ce compromis ne nous satisfait que très rarement, car nous avons le sentiment de ne pas avoir donné le meilleur de notre talent. Et d’ailleurs, cette jauge quantitative dont nous sommes trop souvent esclaves, est-elle compatible avec l’œuvre même de traduction ? Car on ne traduit pas des mots, mais des phrases, et des phrases dans des textes. Une telle comptabilité est fondamentalement non-sens. Mais nous sommes pris dans un certain système, faute de mieux. Des voix autorisées se sont déjà écriées. Je pense à notre collègue, Robert Dubuc ; je cite ici un article qu’il a publié en 1970, dans Translatio :

Il est peu de travail qui soit aussi difficile que de bien traduire. Si l’on fait ce travail à un débit industriel, il n’en résulte nécessairement qu’une qualité « de série »[1].

Et un peu plus loin :

Quand on traduit vite, il faut traduire littéralement.

Mais si on émascule toujours le français par la littéralité, il n’est pas étonnant qu’il perde tout élan, toute spontanéité[2].

L’impératif de la quantité, de la productivité, vient constamment en conflit avec celui de la qualité, car la recherche de la quantité d’abord, pour que son travail soit « rentable », comme on dit—primum vivere, deinde vertere… –, pousse le traducteur à traduire des mots, à traduire des segments de sens minimaux, en leur faisant la violence de les arracher à leur texte et à leur contexte. Il y a là, en fait, un conflit de valeurs, entre l’être et l’avoir, le qualitatif et le quantitatif. Je voudrais évoquer ici non seulement la mémoire, mais les paroles d’un grand traducteur, qui fut aussi écrivain, Pierre Daviault ; ce qu’il a écrit s’applique un peu moins à la traduction technique où la précision terminologique est essentielle, mais vaut comme règle universelle :

Formulons ce premier axiome : il faut traduire l’idée, plutôt que les mots. De même pour la syntaxe. Arrangez les mots dans un ordre qui n’est pas consacré par l’usage, et personne n’en saisira le sens. Or, la syntaxe diffère d’une langue à l’autre. Donc, second axiome : traduire des phrases plutôt que des mots[3].

Nous reviendrons sur ce premier axiome, mais ce sont des phrases, et des phrases dans un texte et un texte dans un contexte que traduit le traducteur ; c’est un sens, une idée qu’il exprime dans la langue d’arrivée, à l’aide de mots, bien sûr, mais de mots organisés en un ensemble signifiant, cohérent et fidèle au sens des phrases et du texte de la langue de départ. Nous reviendrons aussi sur cette notion, centrale et complexe, de fidélité.

La mise en garde contre la littéralité, celle-ci étant l’antithèse de la syntaxe juste, de l’idiotisme, du style clair et harmonieux, revient aussi sous la plume de Pierre Daviault : Pour atteindre son but, la traduction doit se plier à deux règles. 1. Rendre la pensée de l’auteur avec toutes ses nuances ; 2. Avoir l’aisance d’une composition originale. La seconde découle de la première, car le lecteur ne comprendra bien le texte que si la traduction se conforme à ses habitudes de pensée.


[1]          Robert Dubuc (1970) : « Abus de la traduction », Translatio, Ottawa, vol. 9, n » 1, décembre, pp. 4-11, p. 5.

[2]          Ibid., p. 6 ; cf. p. 9 : « Il faut que les textes traduits cessent de sentir la traduction. Cette exigence est assez peu compatible avec les normes de la production industrielle. »

[3]           Pierre Daviault (1938) : « Langue et traduction »,

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