Le respect de ces deux règles exige qu’on s’écarte de deux écueils : la liberté excessive et la littéralité. La première trahit l’auteur, la seconde le lecteur. Cette dernière est la plus à craindre.
Les jalons que nous venons de planter avec les réflexions qui précèdent nous aident dans notre itinéraire qui nous conduira, sinon à la réponse évidente, du moins à une meilleure compréhension de la notion de « bonne traduction ». Comme mes remarques s’inscrivent en continuité de tous ceux qui ont réfléchi et écrit sur la question essentielle qui nous préoccupe, je voudrais m’appuyer maintenant sur les réponses à une grande enquête sur la qualité en matière de traduction, thème qui a fait l’objet du Troisième Congrès de la Fédération internationale des traducteurs, à Bad Godesberg, en 1959. Les actes du congrès ont été publiés quatre ans plus tard. Les débats ont porté sur la traduction littéraire, et aussi sur la traduction technique. Considérer la qualité d’une traduction, c’est, exprimé en d’autres termes, rechercher les conditions de possibilité d’une bonne traduction.
Devant un texte, le traducteur est appelé à exercer une triple fonction : a) lecteur, recevant une impression directe de l’original (ce qui suppose une connaissance approfondie de la langue de départ, du domaine considéré et de son contexte) ; b) critique de l’original, par l’analyse qu’il en fait pour le comprendre entièrement, dans toutes ses nuances, et en exprimer tout le sens ; c) écrivain ou, pour le moins, rédacteur, restituant l’original comme un créateur ou un coauteur.
Pour Georges Mounin, la qualité première d’une traduction est la fidélité totale à tout le texte, la seconde étant le style, l’esthétique, la beauté littéraire, le talent. Fidélité au texte, oui, c’est-à-dire en même temps fidélité au contexte, lequel donne seul la totalité du texte ; fidélité à la situation et aux registres de langue ; bref, fidélité à la totalité du message inclus dans l’énoncé. Georges Mounin définit ainsi le contexte : « Le contexte, parti d’un corpus de deux ou trois cents mots, s’élargit jusqu’au contenu, dans l’espace et dans le temps, de toute une civilisation* [1]. » La civilisation, c’est, en linguistique, la situation (géographique, historique, sociale, culturelle), alors que le contexte linguistique se limite aux renseignements donnés par le texte.
Avant de revenir à la notion de fidélité, notion qui qualifie la bonne traduction, je donne un témoignage qui corrobore l’affirmation de Mounin, et qui a été apporté dans le cadre de l’enquête de la F.I.T. .
Une traduction doit, pour être de qualité, obéir à deux impératifs : être exacte et agréable à lire… [Le traducteur] doit savoir manier sa langue maternelle avec aisance, en connaître les finesses et les possibilités, en un mot savoir « écrire », afin de transposer l’œuvre originale dans sa propre langue avec le style qui convient. C’est dire que la seule connaissance linguistique est insuffisante, qu’une culture générale étendue et le goût littéraire sont indispensables au traducteur[2].
Si un traducteur peut ne pas être écrivain, il doit, dans tous les cas posséder des qualités de rédacteur — savoir écrire — et avoir une grande culture, sans compter la connaissance la plus précise possible du domaine spécialisé duquel relève son texte.
Les qualités qui font la bonne traduction sont, selon les réponses à l’enquête, la précision et l’élégance du style ; la fidélité au texte original et la qualité du « rendu » ; la fidélité à la fois linguistique et spirituelle ; l’exactitude, mais surtout les qualités de langue et de style ; la rigueur de l’équivalence ; la fidélité au texte traduit, le sens esthétique de la langue du traducteur et l’affinité, etc. On pourrait résumer tous ces éléments de réponse dans une formule qu’a donnée, en d’autres circonstances, Roger-François Moisan : la qualité d’une traduction est un « ensemble de beauté et de fidélité ».
[1] Georges Mounin (1963) : « La notion de qualité en matière de traduction littéraire », dans la Qualité en matière de traduction, Actes du 3e Congrès de la Fédération internationale des traducteurs (F.I.T.), Bad Godesberg, 1959, sous la rédaction de E. Cary et R.W. Jumpelt, Symposium Publications Division, Pergamon Press, Oxford, London, New York, Paris, xxiii-545 p., pp. 50-57, p. 53.
[2] Andrée Picard, professeur, Bois-Colombes, France, dans la Qualité en matière de traduction, Bad Godesberg, op. cit., p. 94.